L’Université en zone grise : remettre de la clarté dans le débat et dissiper le brouillard des polémiques

– DECLARATION DE LA LIBRE PENSEE –
L’Université
en
zone grise :
remettre
de la clarté dans le débat
et
dissiper le brouillard des polémiques
Périodiquement,
certains grands médias alliés à des politiciens conservateurs montent
en
épingle tel ou tel incident survenu dans un établissement
universitaire, et
crient à la liberté académique qu’on assassine. Dans la foulée, les
mêmes
demandent un tour de vis contre les universités, voire … contre la
liberté
académique. Qu’il s’agisse des Suppliantes
en Sorbonne, d’une conférence sur le genre à Bordeaux, d’une semaine de l’égalité à Grenoble
ou d’un débat avec tel ou tel dirigeant politique un peu
partout, ces affaires ont toujours à voir avec des événements ou
manifestations
« en
zone grise », qui ne relèvent pas des missions premières de
l’Université, tout en impliquant un établissement universitaire. À
chaque fois,
des protagonistes se prévalent de la
liberté académique pour justifier une liberté d’expression illimitée, y
compris
sur des sujets extérieurs à leur profession ; ils se heurtent à des
résistances
souvent formulées en des termes tout aussi confus, et il en découle une
polémique toxique.
La
dernière affaire en date, à Lyon, ne fait pas
exception. Elle est
simplement sans doute encore plus confuse que les précédentes, parce
qu’elle
combine deux incidents en zone grise : l’organisation d’une rupture du
jeûne
par un collectif étudiant dans une salle de cours « occupée
» par ce collectif, et son interdiction par la présidence
de l’université ; et une prise de position médiatique au vitriol d’un
enseignant de la même université subodorant une complaisance de la
communauté
universitaire envers un « blocage
islamiste », suivie de l’interruption d’un de ses cours par des
nervis
encagoulés. La Libre Pensée ne participe
pas aux controverses médiatiques dont la fonction est de créer de la
confusion.
Viscéralement attachée à la défense de la liberté académique, elle
considère
que son rôle est au contraire de rétablir un peu de clarté dans un
brouillard
savamment entretenu. C’est l’objet de cette déclaration.
La liberté
académique n’est
pas un droit attaché aux personnes, mais une liberté publique attachée
à
l’exercice d’un métier
Il n’y a
pas de recherche scientifique sans garantie
statutaire d’une indépendance
vis-à-vis de tous les pouvoirs, indépendance qui inclut à la fois le
droit à
l’interrogation illimitée des opinions établies, et le droit de
partager cette
interrogation et ses conclusions provisoires auprès des autres
scientifiques
travaillant sur ces sujets. Les scientifiques peuvent donc se prévaloir
d’une liberté d’opinion et d’investigation
absolue dans le cadre de leur métier, et uniquement dans ce cadre.
Cette
liberté, au demeurant, n’est pas
une licence puisqu’elle est bornée par les protocoles de dispute
professionnelle internes au champ concerné.
L’Université
est l’institution chargée simultanément de cette tâche de critique et
de
production, mais aussi de la tâche de transmission de l’état de l’art,
toujours
inachevé, et des protocoles de critique et d’investigation. Elle est,
de ce
fait, un lieu de formation intellectuelle permanente s’adressant en
principe à
des personnes majeures, dotées de droits civiques et d’une activité
socialement
utile – ou, pour les plus jeunes, sur le point de l’être. De cela
découlent
plusieurs conséquences. La première d’entre elles est que l’espace de
liberté
associé aux activités de recherche
scientifique inclut aussi les activités
d’enseignement.
L’Université
est libre ou
elle n’est pas
Les
universitaires bénéficient de
la plénitude de la liberté académique
dans leurs tâches scientifiques et pédagogiques, ainsi que dans les
tâches
administratives requises pour la mise en œuvre des précédentes. Cette liberté est aujourd’hui
structurellement mise à mal par les États, y compris en France. En
outre et
par définition, elle n’existe pas dans l’enseignement supérieur privé,
continûment favorisé par l’État et les collectivités locales ces
dernières
années, y compris par certains hypocrites qui jouent aux Savonarole de la liberté
académique dès qu’il s’agit de dénoncer les universités publiques. Pour la Libre Pensée, les polémiques
conjoncturelles sur la liberté académique fonctionnent bien trop
souvent comme
un moyen de cacher voire de soutenir ces attaques structurelles.
Mais la
liberté académique peut aussi
être attaquée, conjoncturellement, par l’intervention de groupuscules
: certains interrompent des colloques, comme l’ont
fait il y a quelques années des fascistes polonais en plein Paris lors
d’un
colloque d’histoire ; d’autres empêchent la tenue d’un cours dont
l’enseignant
ne leur revient pas, sans que rien dans ce cours n’ait été
particulièrement
signalé comme susceptible de constituer une atteinte à la loi. D’où qu’elles viennent et qui qu’elles
visent, ces intimidations sont des attaques contre la liberté
académique,
contre le savoir, contre l’Université. Elles doivent être
condamnées sans
la moindre hésitation.
La liberté
académique ne s’exerce pleinement que pour les universitaires et
autres
scientifiques de métier, et uniquement dans le cadre de ce métier. Une intervention médiatique, une causerie
mondaine, une activité associative ne relèvent pas du champ de la
liberté
académique. Un enseignant allant sur un plateau de télévision pour
s’abandonner à des commentaires politiques, y compris relatifs à son
établissement d’exercice, n’est pas couvert par la liberté
académique quand il agit ainsi.
De même
les étudiantes et étudiants ne
peuvent se prévaloir de la liberté
académique que pour autant que son exercice est requis dans le
cadre de
leur formation, par exemple le temps d’un exposé ou dans un mémoire de
recherche, et à l’intérieur des bornes fixées par la communauté
disciplinaire
que représente le corps enseignant. Le reste relève des droits civiques
ordinaires. Les
activités des organisations étudiantes relèvent donc de la liberté
associative
et non de la liberté académique. Les universités sont des
espaces
publics, des lieux de travail, et disposent de locaux : elles peuvent
donc
avoir une vie associative interne, mais celle-ci n’est pas leur
fonction
essentielle. Elle est donc soumise à la continuité du service. Il n’en
va pas
différemment de la liberté d’expression,
qui peut souvent être encouragée dans l’intérêt même du service.
Dans le
cadre d’un mouvement social, il
n’est pas rare qu’une direction d’établissement convienne avec les
organisations étudiantes de leur céder une salle à des fins
d’animation, en
échange d’un engagement à ne pas perturber la continuité du service.
Cela
permet en particulier de respecter la tradition
universitaire de n’appeler les forces de police qu’en ultime
recours et si
le non-respect de la loi pose des problèmes de sécurité significatifs.
Cette
concession revient à instituer une zone
grise : un espace circonscrit, mais interne à l’université et
encadré par
elle se voit dévolu à des activités extérieures à ses missions.
Par
définition, cet espace n’est
qu’officieusement cédé à l’organisation étudiante, et les activités qui
s’y
déroulent ne peuvent ni être autorisées explicitement par la
présidence, ni
formellement soumises au Règlement intérieur de l’établissement : elles
ne sont
pas réputées avoir lieu. Si l’on reprend l’exemple d’une fête à
coloration
religieuse organisée dans une salle « occupée
» officieusement, il est inenvisageable
que la présidence de l’établissement autorise expressément l’événement
; mais il serait inopportun de donner à ce
refus une motivation invoquant le principe de laïcité institutionnelle,
dès
lors que l’événement n’a précisément pas d’existence légale susceptible
d’engager l’institution. Ces éléments sont les seuls aspects factuels
solides
dans les polémiques de ce type. Le reste
relève de la confusion.
La confusion chronique qui entoure les controverses sur la
liberté
académique ne sort pas de nulle part. Elle est d’abord entretenue par
la
volonté du gouvernement d’affaiblir
l’enseignement supérieur public, et par l’hostilité de certains
médias
envers la recherche scientifique et l’institution universitaire. Mais
elle se
nourrit aussi du positionnement individuel d’universitaires qui tentent
de
valoriser politiquement et médiatiquement le statut social que leur
confère
leur métier, et se ruent sur les plateaux de télévision et les
estrades. Toutes
ces polémiques contribuent à défaire le pacte
politique qui lie la liberté de la recherche et la démocratie sous
un
régime républicain. L’institution
universitaire est la garante de ce pacte politique et elle est fondée à
critiquer ces dévoiements.
Toutefois,
trop souvent, l’institution
universitaire abdique elle-même cette responsabilité, et par une
singulière
ironie, elle le fait justement en se prévalant d’une supposée
responsabilité
sociale et démocratique qui justifie la multiplication d’espaces hors
cadre
universitaire : sous l’impulsion des gouvernements, les causeries
mondaines,
les événements universités-entreprises et autres forums
science-sociétés se
multiplient dans les murs des établissements, au nom du « transfert
de connaissance », mais surtout en application d’un
rapport à la vérité purement opportuniste, utilitariste et
instrumental, qui
n’a souvent que l’apparence d’une diffusion démocratique. Le paroxysme
de ce
mouvement est sans doute l’organisation de faux colloques, au premier
rang
desquels celui que parrainait Jean-Michel
Blanquer en janvier 2022 pour dénoncer … le nivellement des
standards
d’intégrité intellectuelle à l’Université, imputé bien sûr à
l’extrêmegauche.
Certains
établissements ont mis en
place des « tiers lieux » pour les
activités situées dans la périphérie des
missions traditionnelles de l’Université : ce choix a au moins le
mérite de
circonscrire les espaces et de rappeler les lignes de démarcation
nécessaires
au bon fonctionnement du pacte entre la démocratie et la science.
Pour
la Libre
Pensée, le
respect du pacte de liberté qui unit la démocratie et la science est
une
priorité absolue. Aucune intimidation politicienne ou
groupusculaire, aucun tour de vis administratif, aucune manipulation
médiatique
n’est acceptable. Mais les polémiques conjoncturelles ne doivent pas
détourner
l’attention des menaces structurelles : la pression politique,
financière et
bureaucratique croissante qui entend soumettre la recherche et
l’université à
des idéologies étatiques autoritaires et aux intérêts du pouvoir.
La
liberté académique est un bloc, seuls les Tartuffes
prétendent y faire le tri ! |
Lyon, le 20 avril 2024